L'Action du 2 mai 1903
Le monopole inévitable

    Donc, en exécution de la loi, le gouvernement fait fermer quelques écoles congréganistes? Ça et là, les gendarmes, à leur corps défendant, expulsent moines et nonnes.
    Que se passe-t-il ?
    Ici même, il y a deux jours, M. Augagneur nous le racontait.
    A peine mis à la porte, Frères et Sœurs se sentent touchés d'une grâce spéciale. Brusquement, l'habit qu'ils portent, l'ordre qu'ils ont choisi, les vœux qu'ils ont formés, tout leur devient odieux, insupportable.
    L'Église, bonne mère, les prend en pitié, déchire l'habit, annule les serments : et l'âme sécularisé, Frères et Sœurs rentrent dans l'école d'où, la veille, on les a chassés; et avec eux, rentrent toutes les ignorances, tous les préjugés, tous les fanatismes.
    Il parait que certains catholiques ont été surpris de ces sécularisation fictives. C'est cette surprise qui est surprenante : à quoi bon avoir inventé les restrictions, l'équivoque, toute la casuistique, si l'on ne s'en servait jamais ? Est-ce le moment d'avoir des scrupules et de s'embarrasser d'un serment ou d'un vœu perpétuel, quand il s'agit de lutter pour le maintien d'un privilège ?
    Le cynisme des congrégations ne nous étonne pas; il ne nous inquiète pas; nous ne pouvons que nous en réjouir.
    Si les ordres religieux auxquels la Chambre a refusé l'autorisation s'étaient prudemment tapis dans l'ombre et tenus cois, en attendant des jours meilleurs, les défenseurs de l'Église auraient, sans doute, tiré argument de cette apparente et temporaire soumission pour arrêter, en plein élan, le mouvement anticlérical. Nous les aurions entendus nous dire : "hé bien ! les moines sont chassés, les écoles fermées; vous voilà contents; ne parlons plus de l'enseignement congréganiste et de ses méfaits; n'abrogeons pas la loi Falloux".
    Et qui sait si les membres du bloc seraient demeurés sourds à cet appel ? Qui sait si la lutte pour la Pensée Libre ne serait pas devenue moins ardente?
    Heureusement, en en rouvrant avec impudeur les écoles fermées la veille, les moines rendent toute défaillance de notre part inexcusable, impossible.
    L'an dernier, lorsqu'il a été question de ce monopole, les républicains avaient hésité. Le Congrès de Tours disait : oui; les radicaux disaient: non; la Société Condorcet disait : peut-être.
    Beaucoup espéraient que la suppression des congrégations entraînerait celle de l'enseignement congréganiste, - et, dans ces conditions, préféraient maintenir la liberté de l'enseignement.
    Aujourd'hui l'illusion n'est plus possible. Il saute aux yeux que l'application, même énergique, de la loi sur les associations ne portera aucune atteinte aux établissements des moines.
    Les écoles fermées, toutes ou presque toutes, rouvriront plus largement leurs portes : un savant édifice de mensonges et d'habiletés, se dressera, toujours plus élevé, entre la loi et les moines; et ce n'est pas la magistrature réactionnaire et cléricale qui essaiera de l'abattre.
    Dans ces conditions, l'hésitation n'est plus permise. Les divisions doivent disparaître. toutes les fractions du parti républicain s'accorderont pour établir ce monopole, dont le nom seul peut heurter certains préjugés libéraux. - mais qui reste l'unique moyen de frapper utilement l'enseignement congréganiste.
    Le monopole sera-t-il strict, absolu ? N'y aura-t-il plus en France que des écoles et des lycées d'État ? Ou bien le gouvernement se réservera-t-il le droit d'autoriser certains établissements franchement laïques. - quitte à supprimer l'autorisation le jour où elle cesserait d'être justifiée.
    Ce sont là des questions sur lesquelles l'accord des républicains se fera sans doute aisément. Les partisans les plus convaincus du monopole peuvent fort bien admettre l'existence des maisons laïques, soumises au contrôle de l'État, dirigées par des professeurs laïques en congés ou délégués, et dans lesquelles l'initiative des directeurs et de maîtres trouveraient un champ plus libre que dans les maisons de l'État.
    Mais ce qui importe, avant tout, c'est d'en finir une bonne fois avec ces écoles de l'ignorance, de haine et de réaction qui, sans cesse dénoncées par les républicains, n'ont jamais cessé de les narguer, répondant à leur faiblesse indécise par des provocations insolentes.
    L'occasion qui se présente aujourd'hui est bonne ; ne la laissons pas échapper. Il appartient au groupe parlementaire de l'Enseignement, à la Société Condorcet, au Parti socialiste tout entier, de reprendre la question soulevée l'année dernière, de chercher la formule exacte sur laquelle se fera l'union, de poursuivre enfin, par tous les moyens, le triomphe de cette formule.
    Je sais bien que quelques-uns de nos amis nous détournerons de cette tâche en nous disant : "Assez d'anticléricalisme ? Qu'importe au prolétariat qu'on abroge ou non la loi Falloux ? occupons nous avant tout de ces réformes sociales que les travailleurs attendent et qu'il est si difficile d'arracher aux partis bourgeois.
    Mais s'il est difficile - nous le savons trop - d'arracher à la bourgeoisie les plus minces réformes sociales, si elle s'accroche désespérément à des privilèges même monstrueux, à qui la faute, sinon à l'enseignement congréganiste qui a formé les enfants de la classe bourgeoise et leur a enseigné, avec la haine et la peur de la Démocratie, la sainteté de la propriété, de l'héritage, de la paresse ?
    Tant que les moines troubleront et obscurciront les cerveaux, la marche en avant du prolétariat sera enrayée ou ralentie.
    La Révolution économique, j'entends par là l'organisation du monde économique sur un plan nouveau, ne sera possible et durable que si elle est précédée d'une révolution intellectuelle, substituant aux dogmes vermoulus des religions les vérités solides de la science.

            Albert Bayet


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